La vie d'artiste awd
1877-1948
" Et puis un jour je me suis mis à peindre, j'avais quarante ans et
n'aurais jamais cru ça. Paul Guillaume, qui avait vu une peinture, me
dit "Boyer, vous avez du talent, je vous achèterai ce que vous
faites." Il se fout de moi, que je dis à ma femme. Mais pas du tout...
"
La proposition du jeune marchand qui venait d'ouvrir sa première galerie rue de Miromesnil - en 1914 - était si folle et Boyer en était si fier qu'il en parlait encore vingt ans plus tard. Elle fut transcrite vers 1920 par un journaliste fasciné par la "romantic existence" du célèbre petit peintre de Montmartre. La presse allemande, japonaise ou américaine disait de son côté "Paris' society suddenly 'discovered' Boyer and lionized him" ou encore "Boyer's paradoxical position of 'modern primitives' has been the most spectacular career." Rien pourtant ne destinait Boyer à peindre. Émile Boyer est le troisième enfant d'une famille pauvre. Il est parisien, de la paroisse Saint-Eustache. Sa vie se partage entre Bonne-Nouvelle et Montmartre, entre le quartier de la presse et celui des artistes, entre ses métiers successifs de porteur de journaux, d'ouvrier imprimeur, de brocanteur et sa vie de peintre qu'il entreprend à la pliure de son existence. Aussitôt arrivé à Montmartre, un peu avant la Grande Guerre, le brocanteur de la place du Tertre se faufile dans le monde des peintres de la rue. Les nouvelles planètes du système de l'art, fraîchement nommées cubisme, orphisme, futurisme, lui resteront étrangères. Loin de l'art nègre et de l'esthétique des machines, l'œil sauvage du peintre populaire est sous le charme nouveau des paysages de cartes postales. Émile Boyer est d'une autre galaxie, vivier d'artistes sans atelier dont l'un est terrassier, l'autre jardinier, le troisième mécanicien, le quatrième rien... le cinquième droguiste ou facteur, et le suivant, si célèbre, n'est qu'un simple vagabond. Certains d'entre eux peignent pour se mesurer à l'existence et lui prendre le pas, refus d'être enterrés vivants. D'autres recherchent là les plaisirs simples de l'enfance, antidote à leurs difficultés.
Leur art n'est pas le fruit de fines théories, il se construit de bric
et de broc et trace ainsi le diagramme de leur vie fiévreuse. Ces
peintres ne se laissent pas partager en harmonieuses moitiés, l'homme
d'un côté, l'œuvre de l'autre. Ils sont d'un bloc, souvent
rugueux, et si l'un d'eux se mêle au peloton côté des artistes "
homologués ", ses tableaux passent aux oubliettes, dans les réserves
des musées.
Dispersés par le souffle puissant du mépris pour tout ce qui est estampillé "made in Montmartre", ses tableaux sont aujourd'hui méconnus, l'homme est oublié. Sa vie fut aventureuse et elle n'est pas sans rappeler ces existences problématiques pourtant pleines de merveilleuses excentricités, de joies inconnues, et surtout de ressources prodigieuses, décrites jadis par Alexandre Privat. Il s'attardait sur la vie des chiffonniers - Boyer est fils de chiffonnier - chez qui il voyait le plus bel exemple de ces " glaneurs de ville " perpétuant leurs secrets de père en fils. Émile Boyer, lui, a glané son art pour conquérir sa liberté. La vie d'artiste "Émile Boyer, brocanteur, anarchiste, fort en gueule, caractériel, marchand de frites et peintre nous est magnifiquement restitué dans le petit ouvrage de Martine et Bertrand Willot... Mais il ne s'agit pas d'un roman! Non, ça se lit comme un roman mais la documentation est de première main, y compris l'iconographie". LA LETTRE DE GAZOGENE numéro 23.
viedartisteawd@gmail.com |
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