La vie d'artiste awd
1894-1953
Lucien Genin quitte sa province à l'automne 1919 et suit le chemin des
jeunes artistes de sa condition, celui qui passe inévitablement par le
cœur de Montmartre. La providence arrête le jeune homme sur une
petite place ronde, entre deux célébrités, l'hôtel du Poirier
où il s'installe en premier et le Bateau-Lavoir où il vivra pendant
une quinzaine d'années. Cette embarcation abandonnée par son
capitaine a aussi perdu son équipage et n'est plus qu'une carcasse
sans âme, inconfortable et misérable qui abrite un monde anonyme,
cordonniers, employés de bureau, serruriers, retraités, auxquels
s'ajoutent un ravaleur, une blanchisseuse, une brodeuse, un homme de
peine et quelques artistes, rescapés des grandes traversées. Sur
l'autre flanc de la Butte, à l'auberge du Lapin-Agile, le père
Frédé retrouve sa jeunesse grâce à l'affluence d'une nouvelle
clientèle de touristes aventureux et de midinettes des Galeries qui
découvrent avec ravissement son éternel Retour du marin, gratté
sur une guitare qui devrait déjà être rangée au musée des
accessoires. On y croise parfois Max Jacob qui vit encore pour quelque
temps rue Gabrielle et qui reste un des derniers témoins des aventures
de la célèbre bande d'avant-guerre. En 1920, les génies sont
partis, Montmartre est libre.
Les génies sont partis... Sauf un, Maurice Utrillo, l'enfant du
village. Après avoir été la célébrité des commissariats et
des maisons de santé, cet hurluberlu fait maintenant parler de lui
dans les beaux quartiers. Ses tableaux de ruelles, de murs lépreux et
de masures croulantes sont passés des murs des bistrots du village à
ceux de la galerie Lepoutre, rue de la Boétie. Le récit incroyable
de ses aventures ébauche déjà la légende miraculeuse du peintre
maudit dont il restera le plus bel exemple. Sa célébrité naissante
fait germer quelques vocations parmi la nouvelle génération.
Lucien Genin, jeune peintre de la rue, fera le portrait de cet aîné
inspiré et sera lui aussi atteint par le très répandu mal de la
Butte. Ce mal qui tenaillait Maurice Utrillo, que Georges Michel avait
amené à Montmartre plus de cent ans auparavant, lorsqu'il tirait son
âne dans les chemins caillouteux, peignant inlassablement ciels et
moulins et buvant force bouteilles, ce mal, toujours bien vivant, et qui
mélange amour du lieu et passion du vin.
Amoureux lui aussi du lieu, Lucien Genin se laisse séduire par le
parfum de liberté et de gaieté qui flotte sur ces cimes. Porté par
le vent nouveau et un peu fou qui fait tourner les têtes, le jeune
artiste suit son instinct et va tenter lui aussi de déployer ses ailes
sur les pentes de la Butte. Il n'imagine pas encore que l'histoire de sa
vie va se mêler aussi intimement à celle de Montmartre.
La Butte après la Grande Guerre attire une foule nouvelle venue de
tous les coins du monde en quête d'exotisme, friande de festivités,
sensible à cet esprit frondeur et joyeux qui renaît avec la paix
revenue.
La création de la Commune libre, l'ouverture du cabaret de la Vache
Enragée électrisent une troupe de dessinateurs satiriques, de
peintres, de poètes et de chansonniers libertaires, de danseurs,
chanteurs et comédiens qui vont enflammer le village. Montmartre veut
être un lieu de rêveries, de poésies, de chansons, un nouveau
petit royaume de liberté. L'esprit joyeusement anticonformiste des
Depaquit, Hallé, Toziny gagne la Butte et emporte les tracasseries
quotidiennes. Les fêtes populaires se succèdent au rythme de
l'imagination des meneurs, Courses des cousettes, Concours des fumeurs,
Traversée de la Butte à la nage, Courses de la plume et du
pinceau... La joie gagne aussi le bas de la Butte. De toutes les fêtes
parisiennes la fête de Montmartre a été la plus gaie. Sur le
boulevard Rochechouart, une foule énorme se pressait devant les
baraques de foire, autour des manèges rutilants de lumières
tournoyantes. Les crécelles des tourniquets, les appels des forains,
les pétards, les rugissements des fauves. Vraiment la paix est revenue
(Le Matin, 14/7/1920).
La Foire aux croûtes, autre innovation de la Commune libre de
Montmartre, permet à chacun, tous ceux qui veulent bien mais ne savent
pas disait le slogan, de vendre directement ses œuvres à l'amateur
venu musarder place Constantin-Pecqueur. Le jeune Jean Hélion,
dix-sept ans, tente de vendre sa Maison de Mimi Pinson peinte avec le
pouce et se souvient de tous ces tableaux bien vilains rassemblés sur
les trottoirs, aux pieds des arbres. D'autres parlent de royaume de la
croûte, de bazar à tout vent où se cachaient pourtant
d'inestimables joyaux... Parmi ces merveilles, certains amateurs
dénichent quelques tableaux naïfs, dit-on ?
La Butte Montmartre a quelque tendresse pour les naïfs du pinceau
depuis qu'Apollinaire et Picasso y ont intronisé Rousseau et que la
blancheur de ses ruelles a révélé Utrillo. Avec le même bonheur,
son paysage a fait la réputation des petits cartons d'Elisée Maclet,
naïfs eux aussi, dont Francis Carco admirait les rouges qui
s'attendrissaient en lie de vin... Elisée Maclet n'avait plus rien à
prouver. De la même génération qu'Utrillo, il en avait alors la
pointure, représentants l'un et l'autre de cette nouvelle lignée que
l'on allait bientôt admirer.
Marcel Guicheteau évoque l'amitié qui liait Maclet à Genin. Ils se
seraient rencontrés à l'hôtel du Poirier où ils étaient
voisins de palier, Maclet de retour sur la Butte après la guerre et
Genin tout juste arrivé de Rouen. Maclet, l'homme mûr dit
Guicheteau, ouvre les portes au jeune rouennais et lui donne quelques
conseils d'ancien en matière de couleurs. Maclet et Utrillo ont alors
fait leur temps sur la Butte et vont la quitter en y laissant les germes
d'une certaine naïveté que Genin va partager avec une petite troupe
qui se lance sur les sentiers de la Butte abandonnés dès lors par
les deux ténors.
On y voit le vigoureux Camille Bombois, aussi large qu'un tombereau de
pavés, proposer ses premières peintures sur les trottoirs de la
Foire aux croûtes. Encouragé par le poète Noël Bureau, Bombois,
ex-cantonnier, vient d'abandonner sa tenue d'ouvrier et son pantalon de
velours des compagnons du Tour de France pour se vouer à sa passion de
toujours, la peinture. Avec Florent Fels, Wilhem Uhde est un des
premiers amateurs de ce futur maître naïf et se souvient que le
marchand Mathot, au flair légendaire, achetait ses tableaux. Wilhem
Uhde encore, mais en compagnie de Henri Bing cette fois, remarque un
employé des Postes qui vient de prendre sa retraite à Montmartre,
Louis Vivin, qui se consacre maintenant entièrement et naïvement à
son art qu'il vend place Constantin-Pecqueur ainsi qu'aux pèlerins
près du Sacré-Cœur, tandis que, place du Tertre, Emile Boyer s'est
mis à peindre lui aussi et présente dans son bric-à-brac ses
paysages de Montmartre. Grâce à la passion de plusieurs amateurs
visionnaires, ces artistes de la rue gagneront peu à peu leur place au
soleil.
La Butte abritait des peintres naïfs, mais aussi des fauves, des
impressionnistes, des expressionnistes, des surréalistes, des
cubistes... Mais combien étaient-ils en tout, ces peintres de
Montmartre entre les deux guerres ?
Dans l'Art vivant Maximilien Gauthier tente de les comptabiliser. Il
cite Bombois, Boyer, Creixams, Jean Dufy, Pierre Dumont, Gen Paul,
Genin, Leprin, Maclet, Frank Will. S'il convient d'ajouter ceux qui ont
élu domicile à Montmartre, dit-il, on peut citer encore Jean
Marchand, Maurice Asselin, Daragnés, Mainssieux, Kvapil, Lewitzka,
Suzanne Valadon et Utter. Il mentionne aussi deux peintres de la faune
des boîtes de nuit, Vertes et Pascin, et donne à Utrillo le titre de
peintre de Montmartre à un très haut degré. Il termine par ces
quelques mots désabusés Et j'en oublie... C'est sûr !
Cette troupe est qualifiée tantôt de colonie de bohèmes, tantôt
de fourmilière d'artistes selon que l'on se laisse impressionner par
l'esprit ou par le nombre. Ils sont, nous dit le peintre Papazoff, plus
bohèmes et meilleurs vivants qu'à Montparnasse. Cette réputation
de Montmartre, Butte en fête, attire de jeunes prolétaires qui ont
la volonté farouche d'échapper à leur condition en devenant
artistes.
Enfant du soleil, le vagabond Marcel Leprin grimpe sur la Butte en 1921.
Il rêve de rencontrer Utrillo. Il connaîtra le maître, liera
amitié avec Genin et les autres peintres de sa génération. Comme
le jovial Frank Will, fils de peintre et par là même tout
naturellement peintre lui aussi, qui vient de choisir son joli nom
d'artiste. Il a grandi dans le quartier avec un certain Gégène, né
rue Lepic ; son franc-parler, sa gouaille, en ont fait une
célébrité de la Butte. Blessé de guerre, Gégène est
contraint de changer de métier. Il tente la Barbouille, connait
quelques succès, le voilà donc devenu le peintre Gen Paul... Frank
Will, Gen Paul, Leprin, Genin, une bande de copains qui ont pour point
commun la peinture et pour trait d'union le vin. Boire était alors
mieux qu'un plaisir, plus qu'une tradition populaire, le signe
fédérateur, le rite, le stimulant de cette chevalerie de la rue, aux
armes de la palette et du pinceau, héritière de Georges Michel et de
Maurice Utrillo.
Ces Buttards-Fêtards courageux, chaleureux, se moquent du fric comme
de leurs vieux jours. Ils brûlent leur jeunesse, affrontent les
réalités quotidiennes tête haute et ne doutent jamais de recevoir
de la Butte leur part du prestige des lieux. Des gars coiffés
d'espérance, vêtus de jeunesse, chaussés de courage, aurait dit
plus joliment Emile Goudeau. Ils remettent au goût du jour le
personnage poussiéreux du Rapin. Cette petite troupe de Nouveaux
Rapins, dont fait partie Genin, a le culot d'ignorer en 1920 que cubisme
rime avec modernisme. Cette bande n'est ni une école, ni un mouvement,
ni une tendance. Leur café littéraire est tout simplement la buvette
du Boulodrome de la mère Paille. Ils sont loin des théories, ou
plutôt n'en connaissent qu'une : Le monde vivant existe..., et
trouvent leur légitimité dans la reconnaissance des quelques
amateurs qui achètent leurs œuvres. Leurs tableaux sont tout
simplement des fenêtres ouvertes sur la Butte parce que... le paysage
est né du peuple, il est pour lui le tableau par excellence. Marcel
Arlan.
Gen Paul, Frank Will, Leprin, Boyer, Vivin, Bombois, Genin sont tous
d'origine populaire et, à l'exception de Lucien Genin, tous
autodidactes. Ces fils de leur œuvre travaillent dans un air de fête
et si certains plus que d'autres rêvent à la célébrité, tous
sont confrontés chaque soir au souci de manger... Devant le chevalet
chacun se voit pousser des ailes et s'abandonne à son tempérament en
toute liberté. Les tableaux ne sont que spontanéité,
générosité, authenticité, simplicité. En effet, le rapin ne
réfléchit pas. Il rentre de la chasse, ôte ses bottes, regarde le
paysage qu'il a tué. Tout le monde en mange et le trouve bon. Le
lendemain matin, il se lève de bonne heure et repart pour la chasse.
Jean Cocteau.
Ils vivent à Montmartre et cette mère poule si célèbre va
prendre une fois de plus sous son aile protectrice cette nouvelle
génération d'artistes. Ils sont peintres de la rue et croisent les
amateurs qui, en ces années d'attrait pour l'art, montent sur la
colline pour dénicher chez les brocanteurs et marchands un authentique
chef-d'œuvre, ou mieux - tous ont en tête l'histoire trop connue du
génie qui abandonne son tableau pour le prix d'une bouteille de vin -
pour inspecter, grisante quête, les ruelles à la recherche de
l'artiste installé devant le motif qui leur vendra, à peine sec, le
tableau qui fera la fortune de leurs enfants. Peut-être. Ces œuvres
eurent de multiples destins, beaucoup ont fait le hit-parade des ventes,
d'autres sont aujourd'hui dans les musées.
La vie d'artiste Lucien Genin left his provincial home in autumn 1919 and followed in the footsteps of other young artists, along the route that led inevitably to the heart of Monmartre.
Providence brought the young man to a small round square, flanked by two
celebrities, the Hôtel du Poirier where he first made his home, and
the Bateau-Lavoir where he would spend fifteen years of his life. This
vessel, abandoned by its captain, was now crewless too, no more than a
carcass without a soul, uncomfortable and miserable, housing an
anonymous world of cobblers, office workers, locksmiths and pensioners,
not to mention a stonemason, a laundress, a seamstress, a labourer and
handful of marooned artists. On the other side of the Butte, at the
Lapin-Agile Inn , old Frédé was reliving his youth, entertaining a
newly arrived clientele of adventurous tourists and shopgirls from the
Galeries, all delighted to discover his eternal Return of the Sailor,
scratched out on a guitar that would have been more at home in a junk
museum. A sometime visitor was Max Jacob, still living - though not for
long - at Rue Gabrielle, one of the last witnesses to the adventures of
the famous prewar gang. By 1920, the geniuses had left, Monmartre was
free.
The Butte de Monmartre after the Great War attracted a new crowd drawn
from every corner of the globe in search of the exotic, eager to
celebrate, sensitive to the rebellious and joyful spirit reawakened with
the return of peace. La vie d'artiste L'œuvre peint de Lucien Genin est soumise à droits de reproduction. Pour toutes utilisation et reproduction de tableaux ou gouaches prendre contact avec l'association La vie d'artiste qui détient les droits de reproduction et le droit moral de l'artiste.
viedartisteawd@gmail.com |
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